Pour leur troisième opus, le duo accordé Kamel Khélif et Nabile Farès s'attaquent à l'Algérie noire des années 90, et à un pays au lourd passé, à travers l'histoire tragiquement banale – un fait-divers relaté une première fois dans la revue Le Cheval sans tête – d'une jeune femme, Yemna, qui assiste avec sa fille à l'assassinat d'un couple dans l'école arabo-française d'un village de montagnes du Titteri, la zaouïa de Madala, au sud d'Alger.
Derrière le chaos et la rupture, l'effacement, le glissement, la mémoire sont au travail – entre deux moments de silence, quand se tournent les pages d'un livre, quelque part, ailleurs. Une fumée qui se fraye un passage dans le noir…
Kamel Khélif dessine depuis toujours la ville et son quotidien : les terrains vagues, la cité, les usines, les docks – des lieux de transit à visages multiples, flottants, mouvants, déroutés, transposés, qui sont, comme les êtres qui les traversent, une mémoire vivante, polyphonique, à la fois solitaire et anonyme.
Une parabole, une allégorie qui aborde les thèmes de l'exil, du déracinement, de l'identité, mais aussi de la mémoire métamorphe et de l'exploration de soi par les chemins de traverses. Par le biais de son travail figuratif, Kamel Khélif cherche sur le papier un espace et un temps à habiter, dans un va-et-vient incessant, entre ici et là-bas, avant et maintenant, présence et absence.
Fusains, mine de plomb, encre de Chine, peinture à l'huile, rotring… Son dessin est noir, grisaillant, flouté, estompé à l'image des souvenirs. C'est un travail approfondi du noir et blanc, tout en strates, où l'esthétique se mêle à la matière, où les taches se font empreintes, traces indélébiles, où les traits sont autant de déchirures, de cicatrices.
Un dessin à la Breccia (dont l'éditeur du présent opus, Rackham, a publié notamment Les Mythes de Cthulhu d'après Lovecraft), un travail assez proche de celui d'Olivier Bramanti (publié, comme Farès et Khélif, par Amok). Pour transmettre l'inexprimable, l'indicible, l'invisible ; l'appréhension, l'angoisse, la terreur.
Figurer le vide et le trop plein, un interstice laissé en blanc, comme en marge et avec force, un silence à habiter sur l'essence des choses et des êtres. Au-delà de la brume, porté par le vent…
Nabile Farès, né en 1940 à Collo, en Algérie, vit à Paris depuis 1964, date à laquelle Kamel Khélif, né à Alger en 1959, débarque au nord de Marseille, cité Bassens, à l'âge de 5 ans. Le premier, fils du président de l'exécutif provisoire algérien Abderrahmane Farès, est philosophe, psychanaliste et écrivain ; le second, qui fut travailleur social, se consacre entièrement à son art.
La jeune femme et la mort, texte de Nabile Farès / Rackham, Le Signe noir, 2010, 56 pages, 22 €
De Kamel Khélif et Nabile Farès :
• Les Exilées / Amok, 2001
• La petite arabe qui aimait la chaise de Van Gogh / Fremok, 2002
De Kamel Khélif :
• Homicide, scénario d'Amine Medjhoub / Z’éditions, 1995
• Le Prophète, d’après Khalil Gibran / Z’éditions, 1999
• Cité Bassens, Traverse de Mazout / Fremok, 2002
• Ce pays qui est le vôtre / FRMK, 2003
• Sur le chemin de la Madrague ville, texte et propos recueillis de Nora Mekmouche / Cris Écrits, 2007
• I Live Here, ouvrage collectif sous la direction de Mia Kirshner, Pantheon Books, 2008
De Nabile Farès :
• L’Exil au féminin / L’Harmattan, 1992
• L’État perdu, précédé du Discours pratique de l’immigré / Actes Sud, 1982
• Le miroir de Cordoue / L’Harmattan, 1992
• L’ogresse dans la littérature berbère / Karthala, 1995
• Le Voyage des exils / La Salamandre, 1996
+ d'infos :
La page consacrée à La jeune femme et la mort et à ses auteurs, sur le site des éditions Rackham
L'article de Cyril Anton, « Kamel Khélif : une histoire de Frontières et de Marges », et l'entretien de Kamel Khélif, sur le site de la galerie Alain Paire, où Kamel Khélif a exposé ses dessins en avril 2009
Illustrations ©Kamel Khélif et Nabile Farès / Rackham-Le Signe Noir, 2010