En France, nous l'avons découvert sous le nom de Silvestre, quand les éditions Amok ont fait paraître Relations (1995), puis Simple (2000), deux albums marginaux, dits minimalistes, dans lesquels l'auteur s'interroge sur la création et la narration en bande dessinée, en démontant les ressorts et artifices.
Couvertures françaises de la réédition de Relations (Amok, 1999) et de l'édition originale de Simple (Amok, 2000)
Les personnages découvrent avec amertume l'ironie de leur nature et de leur sort, les limites liées à leur fonction née de l'encre et du papier.
Planches extraites de Relations
Puis le double fictionnel de l'auteur poursuit son travail de sape, s'accrochant fermement en bas à droite de chaque case de l'album Simple, pour dénoncer l'hypocrisie, refuser de participer au mensonge et stopper le récit, jusqu'à devenir pure fiction.
Planches extraites de Simple
Or ce travail, qui a marqué les esprits à juste titre, fait un peu figure de parenthèse au sein de l'œuvre prolifique et majeure d'un des maîtres du dessin en noir et blanc espagnol.
Au moment, donc, où on découvre le travail de Silvestre, Federico Del Barrio Jiménez est déjà un dessinateur accompli. Né à Madrid en 1957, il publie ses premiers dessins en 1980 dans la revue française Pilote (Jardín), puis dans les revues espagnoles Nueva Frontera, Tótem, Bumerang, Rambla, Cimoc (Tierra S.A., en 1982, avec l'écrivain Pérez Navarro).
Planche de Tierra S.A., série publiée dans la revue Cimoc en 1982
À partir de 1984, il participe activement à la movida, et devient un collaborateur régulier de la célèbre revue Madriz, dirigée par Felipe Hernandez Cava. Il y publie jusqu'en 1987, avec Elisa Gálvez au scénario, une série de courtes histoires qui marquent une véritable rupture avec les conventions du genre.
Planche de Del Barrio et Gálvez publiée dans la revue Madriz
Ses premiers travaux sont réunis dans un album de compilation, La orilla, en 1985.
Planche de La orilla, Del Barrio et Gálvez, Sombras, 1985
Les Cahiers de la Bande Dessinée lui consacrent en France leur numéro 75 en 1987. L'année suivante, il commence à travailler en tant que responsable des illustrations pour la revue espagnole Medios Revueltos et publie avec Cava le premier tome de la trilogie d'Amoros, Firmado Mister Foo. Le second album de compilation de ses premiers travaux, Léon Doderlín, paraît en 1991.
Planche de Léon Doderlín, Casset, 1991
Planche de Del Barrio parue dans Los derechos del niño, collectif, Ikusager, 1991
Parallèlement à son travail de dessinateur, Del Barrio s'intéresse de près au théâtre. Il écrit en 1993 son premier texte, El dia que volo Renata, pour une compagnie madrilène de théâtre alternatif, El Canto de la Cabra, créée en 1992 par Elisa Gálvez, avec qui il a longtemps collaboré à la revue Madriz. Une année prolifique qui voit paraître quatre albums de Del Barrio en collaboration avec Felipe Hernandez Cava, qui lui commande le deuxième volet d'une trilogie sur le conquistador espagnol Lope de Aguirre. Le premier volet avait été dessiné par Enrique Breccia, le fils du grand Alberto Breccia, en 1989. Le dessin en couleur de Del Barrio se révèle époustouflant, digne du meilleur de Breccia en la matière.
Planches extraites de Lope de Aguirre. La Conjura, 1993
Les trois autres albums sont les trois derniers volets de la série Las Memorias de Amorós publiés, avec Felipe Hernandez Cava au scénario, par Ikusager. D'un style très différent, qui fait la part belle à la précision du trait, aux perspectives et jeux de lumière du noir et blanc, Del Barrio excelle. Le premier volet, Firmado Mister Foo, avait été publié en 1988.
Planches extraites de Signé Mister Foo, Amok, 2000
La mahistrale trilogie historico-policière Les Mémoires d'Amoros – Signé Mister Foo, La Lumière d'un siècle mort, Les Ailes calmes – est publié chez Amok puis Frémok entre 2000 et 2004. Avec le personnage d'Angel Amoros – double du rédacteur en chef du journal anarchiste La Tierra Eduardo de Guzman, qui fut arrêté, emprisonné et condamné à la peine de mort au moment de l'arrivée au pouvoir de Franco, et qui se tourna vers la littérature policière après sa libération – les deux compères s'attaquent à la période trouble de l'Espagne qui précède la fameuse guerre de 1936, au passé colonial du pays qui a vendu les Philippines en 1898 aux Américains, à son histoire mouvementée, de la guerre d'Afrique à l'inévitable guerre civile.
Planches extraites de La Lumière d'un siècle mort, Amok, 2001
Planches extraites de La Lumière d'un siècle mort, Frémok, 2004
On songe au travail entrepris par Alberto Breccia et Juan Sasturain sur l'histoire de l'Argentine et la dictature des généraux dans Perramus.
En 1996, Federico Del Barrio devient codirecteur de la revue El Ojo Clínico. Deux ans plus tard, il publie quotidiennement sous le pseudonyme de Cain, toujours avec Cava, des vignettes humoristiques dans le journal La Rázon.
Le Piège, paru en 2008 chez Actes Sud, est un roman graphique mêlant les réflexions sur la bande dessinée comme médium artistique et sur le destin de l'Espagne durant la période franquiste, impliquant la responsabilité morale de l'artiste dans la société.
Son dernier travail, El hombre de arena, adaptation par Mai Prol d'un conte d'Hoffman, a été publié cette année, avec des dessins en noir et blanc en pleine page. On reconnaît là encore un dessins très proche du Breccia de Dracula.
Planches extraites de El hombre de arena, De Ponent, 2010
Pour l'exposition Cent pour cent bande dessinée, présentée en 2010 au festival d'Angoulême et reprise à la Bibliothèque Forney (jusqu'au 8 janvier 2011), Del Barrio a travaillé à partir d'une planche de… Breccia.
Bibliographie :
La orilla / Sombras, 1985 (compilation des histoires publiées dans Madriz avec Elisa Gálvez)
Léon Doderlín / Casset, 1991 (compilation des histoires écrites par lui-même ou avec Elisa Gálvez dans Madriz et Medios Revueltos)
Relations (sous le pseudonyme de Silvestre) / Amok, Octave, 1995
Simple (sous le pseudonyme de Silvestre) / Amok, Octave, 1999
El hombre de arena, scénario de Mai Prol, adaptation d'un conte de Hoffman / De Ponent, 2010
Avec Felipe Hernandez Cava au scénario :
Firmado Mister Foo, 1988 / Signé Mister Foo, Frémok, Octave, 2000
Lope de Aguirre. La Conjura, 1993 (deuxième volet d'une trilogie scénarisée par Cava, dont le premier, La Aventura, a été dessiné par Enrique Breccia en 1989, et le troisième, La Expiación, par Ricard Castells en 1998)
La luz de un siglo muerto / Ikusager, 1993 / La Lumière d'un siècle mort, Frémok, Octave, 2001
Las alas calma / Ikusager, 1993 / Les Ailes calmes, Frémok, Octave, 2004
Ars Profetica / Ikusager, 1993
El artefacto perverso / Planeta, 1996, primé au salon de Barcelone de 1997 / Le Piège, Actes Sud, L'An 2, 2008
Caín / Nausicaa, 2007 (compilation des vignettes humoristiques parues dans La Rázon)
Écrits pour le théâtre (El Canto de la Cabra) :
El dia que volo Renata, 1993
Viaje al Tartaro, 1995
Caín, 1998
¿Qué? Nada, 2000
Collectifs :
Los derechos del niño / Ikusager, 1991
Pop Español / Casset, 1991
L'Argent roi, 1994
11 M. Once miradas, 2005
Dibujando el Transcantábrico, 2009
+ d'infos :
Un bon papier sur Federico Del Barrio, à lire sur le blog d'Emmanuel Andres, Deskartes Mil (en espagnol)
Sur la trilogie Lope de Aguirre de Felipe Hernandez Cava, dont les volets ont été dessinés par trois dessinateurs différents, lire l'étude de Jan Baetens, « Une “autre” histoire. Les leçons de la forme dans la bande dessinée historique espagnole »
Sur la trilogie Les Mémoires d'Amaros, voir le site des éditions Frémok
Illustrations ©Silvestre / Federico Del Barrio et éditeurs