Nous avions présenté
Nicolas Bouvier photographe. Or l'écrivain suisse (1929-1998) fut également un iconographe émérite, à une époque où le métier était encore très peu pratiqué. Un métier « presque aussi répandu que celui de charmeur de rats », une « foire aux images » dans laquelle il est « tombé comme pierre dans le puits », répétera Bouvier avec humour.
Nicolas Bouvier ©Éliane Bouvier Peu de temps après son retour du Japon, et quatre années passées sur les routes, Nicolas Bouvier fait ses premiers pas en tant qu'iconographe. On est en 1962, et l'OMS prépare
L'Année ophtalmologique, un numéro spécial sur l'œil et les maladies oculaires. Nicolas Bouvier (qui n'a pas encore réussi à trouver d'éditeur pour son récit de voyage,
L'Usage du monde) est chargé de trouver une centaine de documents pour l'illustrer. Il ne connaît rien au sujet, encore moins au métier. Aussi, il interroge, cherche, tâtonne, finit par trouver.
Das ist Augendienst
de Georg Bartisch, fin XVIe
Quand la brochure sort, Bouvier est immédiatement contacté par Erik Nitsche, graphiste américain, pour travailler au projet de la « Nouvelle Bibliothèque illustrée des Sciences et des Inventions », 12 volumes à paraître toutes les 6 semaines aux éditions Rencontres. Leur collaboration dure un an et demi, jusqu'au dernier numéro de 1963.
Frontispice de la Physica Subterranea
de Becher, ca.1715 Le travail est passionnant mais harrassant (des allers et retours à la BNF, 15 à 16 heures de recherches et de prises de vue par jour, 60 kilos de matériel photo sur le dos), tant le rythme des parutions est dense. La diversité des thèmes abordés est éloquente : l'aéronotique, la fusée et l'exploration spaciale, la marine, l'armement, l'astronomie, la locomotion terrestre, l'électricité, la physique, la communication, la chimie, la machine, l'histoire de la médecine. Nicolas Bouvier fait installer un banc de prises de vue dans un local de la Bibliothèque universitaire de Genève (son père en est le directeur).
Vénus allemande, bois gravé, début XVIe Cosmographie, Sebastien Münster, Zurich, 1543
« Si l'iconographe scrupuleux risque sa santé mentale au service de causes qu'il n'a pas choisies, il ne profite pas moins des musées ou bibliothèques auxquels il a accès pour satisfaire son goût personnel et constituer son musée imaginaire avec des images que personne ne lui demande et qui lui font signe. » Au fil de ses recherches, il constitue des archives personnelles de près de 30 000 documents. Ses préférences vont aux images d'Épinal, aux estampes populaires et aux planches techniques (botanique, zoologie, anatomie). Malheureusement, l'époque est aux ektas et la maladie qui les ronge fait perdre à l'iconographe une centaine de documents chaque année.
Histoire des peuples du Nord
par Olaus Magnus, 1557
En 1964, l'éditeur Charles-Henri Favrod lui commande un livre sur le Japon pour sa collection « L'Atlas des voyages ». Bouvier part avec sa femme et son fils pour Kyoto, où il reste près de deux ans à collecter des documents. Le livre paraît en 1967 aux éditions Rencontres sous le titre
Japon. Il retourne au Japon en 1970 pour illustrer quatre livres sur l'Exposition universelle d'Osaka ; cette fois, il effectue lui-même la mise en pages.
Dans les années qui suivent, il effectue des recherches pour une commande importante :
Vingt-cinq ans ensemble. Histoire de la télévision romande paraît en trois volumes aux éditions SSR en 1979.
Durant les années 1980, il illustre avec Sabina Engel la revue
Le Temps stratégique. Ils élaborent ensemble le concept de la collection « Ars Helvetica » sur les arts visuels en Suisse, une commande pour le 700e anniversaire de la Confédération. En 1991, Bouvier écrira, illustrera et mettra lui-même en pages
L'Art populaire en Suisse pour les éditions Pro Helvetia/Desertina, sans doute son travail le plus abouti dans ce domaine (réédition Zoé, 1999).
Montée à l'alpage par Johann Jakob Hauswirth (1808-1871) et Louis David Saugy (1971-1953)
De 1992 à 1997, il anime par des textes illustrés la rubrique « L'image de… » du
Temps stratégique. Ces textes seront regroupés après sa mort dans un petit opuscule intitulé
Histoire d'une image et publié par les éditions Zoé en 2001.
Les çakras, relais transformateurs, Kundalini Gautier d'Agoty, L'Ange anatomique, Paris, 1745
Être iconographe, pour Bouvier, c'est livrer, à des auteurs ou des éditeurs de livres ou de magazines, des images qu'ils ne savent pas où trouver – estampes, peintures, grimoires, mais aussi graffiti, tatouages, etc. Les qualités requises : une grande curiosité ; beaucoup de patience et d'humilité ; une bonne connaissance des fonds iconographiques ; une énorme mémoire visuelle ; mais aussi et surtout, la capacité à envisager toutes les formes que peuvent ou ont pu revêtir un motif, un thème, un événement dans l'expression graphique ou plastique – la capacité à n'en exclure aucune et à déceler, à « voir » laquelle est la plus forte, la plus insolite – la capacité à pousser l'esprit d'analogie dans ses derniers retranchements – la capacité à innover sur des sujets éculés, à dénicher des images inconnues, oubliées depuis des siècles…
L'iconographe d'alors sévit dans le fabuleux bric-à-bric des bibliothèques, dont Bouvier dira joliment : « Une fois décodées et percées à jour, les bibliothèques sont comme des violons ; qu'ils aient 100 ou 300 ans, plus on les joue, plus ils s'y prêtent. » Un travail silencieux, solitaire, dont il se souviendra avec émotion : « J'ai donc passé des heures de félicité absolue, à découvrir cet immense archipel des images. Sans parler du plaisir de cadrer, photographier, tirer soi-même, dans le silence de la chambre noire, les documents dénichés. »
On fait toujours appel aux iconographes aujourd'hui, pour des supports de plus en plus mixtes et variés, à la durée de vie parfois limitée. Outils et enjeux ne sont plus du tout les mêmes, et à l'heure où l'image est reine, on assiste pourtant à une banalisation certaine. Comment garder l'œil ouvert dans ce magma visuel, retrouver les ayants-droits et défendre la vision d'un artiste ? Voilà le quotidien des iconographes modernes, dont nous reparlerons bientôt.
Quelques phrases de Bouvier à méditer :
« Plus l'iconographe est rodé, plus il est exposé à illustrer des sujets dont, au début, il ignore tout. »
« En affinant sa technique de recherche, il atteint son seuil maximal d'incompétence. »
« Encore un côté plaisant du métier : nous travaillons souvent pour des polygraphes incompétents et prétentieux. »
CQFD !
À lire, entre autres : Nicolas Bouvier, « Tribulations d'un iconographe », article paru dans
Émoi, Lausanne, 1986-1987
Nicolas Bouvier,
Une orchidée qu'on appela Vanille / Éditions Metropolis, 1998
Nicolas Bouvier,
L'Art populaire en Suisse / Pro Helvetia/Éditions Desertina, 1991, rééd. Éditions Zoé, 1999
Nicolas Bouvier,
Le Corps, miroir du Monde, voyage dans le musée imaginaire de Nicolas Bouvier / Éditions Zoé, 2000
Nicolas Bouvier,
Histoire d'une image / Éditions Zoé, 2001
À voir : Une dizaine d'émissions où Nicolas Bouvier évoque avec passion ses divers métiers, dont celui d'iconographe :
ICI.